Table-ronde entre décideurs et anthropologues
La table ronde organisée le mercredi 25 juin par le Laboratoire d’Ethnologie et de Sociologie Comparative (LESC, Université Paris Ouest Nanterre La Défense/CNRS, UMR 7186) en partenariat avec Nutriset, Onyx Développement, Defacto et le Club des entrepreneurs, et soutenue par le CVT Athena, a permis de faire connaître aux décideurs présents plusieurs apports des sciences humaines et sociales (SHS) pour l’innovation et pour la recherche et développement en entreprise.
D’une durée de deux heures, animée par Guillaume Cairou, président du Club des entrepreneurs, elle a abordé les questions suivantes : qu’est-ce que l’anthropologie apporte à l’entreprise et comment ? Comment l’anthropologue peut-il être source d’innovations ? Quelles sont les attentes des entreprises vis-à-vis des chercheurs en SHS ? Comment les chercheurs en SHS rendent-ils comptent de leurs travaux et comment font-ils de la recherche dans le secteur privé ? Quarante minutes ont été réservées à l’échange avec le public.
L’ouverture faite par Monica Heintz (anthropologue, maître de conférences, Université Paris Ouest Nanterre La Défense) a permis de souligner l’importance pour la discipline de s’ouvrir davantage au monde professionnel, en dépassant la recherche fondamentale, et en dégageant de nouveaux métiers pour les jeunes diplômés dans les domaines de l’innovation, du développement durable, l’accompagnement au changement, à la mobilité… Elle a rappelé que l’anthropologue est un explorateur des nouveaux marchés, il a une expertise à valoriser, une offre à faire qui doit rencontrer une demande.
Guillaume Cairou, président du Club des entrepreneurs et animateur de la table ronde, a rappelé les questions qui nous intéressent à l’occasion de cette rencontre, et auxquelles vont répondre les intervenants sur l’apport des sciences humaines et sociales dans le domaine de l’innovation et dans la recherche en entreprise : pourquoi et comment les entreprises utilisent l’anthropologie pour innover face aux défis du 21esiècle ? Comment aux quatre coins du monde l’anthropologie intervient-elle pour « valoriser » les besoins des consommateurs ? Quelle complémentarité avec les équipes de marketing et de design ? Comment l’anthropologue s’insère-t-il dans le processus d’innovation en amont des projets sur le terrain, et en aval pour valider et affiner les concepts ?
Charles-Edouard de SUREMAIN, anthropologue (IRD-MNHN) interrogé sur ce qu’est être anthropologue dans le monde du développement rappelle d’abord ce qu’est l’ethnologie, et en quoi elle est adaptée et adaptable au monde du développement comme à celui de l’entreprise. Ce faisant, il permet à toutes les personnes présentes de mieux saisir ce qu’est l’anthropologie, comme outil et comme méthode pour comprendre les sociétés humaines, les entreprises, les groupes d’acteurs : « l’ethnologie est la science de l’altérité, elle est spécialiste de la différence culturelle ; elle cherche à comprendre les logiques de l’action humaine dans ses diversités, tout en postulant l’unité de l’homme ». « L’ethnologie s’intéresse au décalage entre ce que disent les gens, ce qu’ils font et ce qu’ils pensent. Faire de l’ethnologie c’est d’abord comprendre ce qui se passe en explicitant ce qui est implicite. » Charles-Edouard de SUREMAIN rappelle la distinction entre l’anthropologie du développement – recherche fondamentale qui porte sur le développement – et l’anthropologie pour le développement qui vise à rendre le développement plus acceptable pour les sociétés humaines ; la distinction est du même ordre entre l’ethnologie de ou sur l’entreprise, et l’ethnologie pour ou au bénéfice de l’entreprise. Néanmoins, l’anthropologue n’est pas pris que dans une de ces formes, il articule « les 2 terrains qui rétroagissent l’un sur l’autre ».
Comme méthode, l’ethnologie classique ou fondamentale implique une immersion profonde et durable, un « terrain », de l’ethnologue dans la société (entreprise, groupe, quartier…), un apprentissage de la langue locale et des codes sociaux et culturels de l’endroit, par l’observation participante. L’entreprise est, pour l’ethnologue qui cherche à faire une anthropologie de l’entreprise, un objet comme un autre : elle est une micro-société qu’il peut aborder et penser avec ses propres outils. Les ethnologues ont besoin de cette période de terrain, période qui se construit dans la relation à l’autre, une relation sociale requise par l’enquête, car ils ne travaillent pas sur la base d’hypothèses pré-construites. « La démarche est inductive, et non hypothético-déductive ; les questions émergent du terrain ». En conséquence, les données sont toujours construites et élaborées par l’analyse du chercheur, dans la relation qu’il tisse avec les populations.
Pour Charles-Edouard de SUREMAIN, l’anthropologie de l’entreprise doit répondre àdeux défis :
- celui de la co-construction des données, des analyses et des problématiques, avec l’entreprise et l’ethnologue (conditions ; place de l’ethnologue ; confiance)
- celui de la temporalité de l’enquête et de la recherche : le temps est la condition préliminaire nécessaire pour favoriser les grandes avancées : comment concilier recherche fondamentale et recherche appliquée ? que peuvent faire les ethnologues et les entreprises pour y parvenir ?
Sophie Bouly de Lesdain (anthropologue, R&D EDF) travaille notamment sur les systèmes électriques intelligents, l’acceptabilité sociale, la production décentralisée… Elle présente ce en quoi consiste le travail d’anthropologue au quotidien dans une grande entreprise du secteur énergétique.
Au sein de la R&D d’EDF, plusieurs sociologues et anthropologues travaillent pour une meilleure connaissance des clients et des leviers d’action (ex. : comment insérer les énergies renouvelables, quel accueil des clients face aux nouvelles offres qui peuvent se présenter). Les ethnologues vont donc sur le terrain (terrains plus courts que dans la recherche académique) pour voir comment les clients ou usagers gèrent leur énergie, comment ils se la représentent, etc. afin de dégager des segmentations opérationnelles : à partir d’une question industrielle ou politique, sociologues et anthropologues cherchent à savoir quel est le rapport au confort (par exemple).
Les anthropologues interviennent donc, par un travail de terrain, sur les problèmes techniques que rencontrent les ingénieurs : la durée est courte, mais la multiplicité des terrains permet une démarche comparative qui est au fondement de la démarche anthropologique. Elle remarque que les outils et les politiques énergétiques sont très souvent amenés en termes d’ « impact de l’information » (un stimuli, une réponse), un mode comportementaliste inspiré des politiques anglo-saxonnes ; or, le client ne choisit pas toujours la réponse la plus efficace d’un point de vue technique ou économique dans nos choix quotidiens. Ce sont ces éléments moins accessibles et moins visibles que rencontre l’anthropologue. Dans son travail au quotidien, elle fait donc un effort de « traduction »: d’abord il faut comprendre la demande des collègues ingénieurs ; la re-traduire, la re-formuler d’un point de vue plus ethnologique avec les outils dont on dispose ; aller sur le terrain; et finalement, réussir à distinguer des invariants pour faire un retour en segmentation opérationnelle, auprès des ingénieurs.
Dans un projet stratégique de transformation de la relation client chez AXA, n°1 de l’assurance, comment l’anthropologie peut-elle contribuer à l’amélioration de la gestion des sinistres ? Marie-Laure Cuisance, dans le cadre de sa thèse d’anthropologie (CIFRE chez AXA) s’intéresse aux interactions entre AXA et ses clients, autour des produits d’assurance habitation. Elle est arrivée à un moment clé chez AXA, lorsque l’équipe de Jean Prévost amorçait une profonde transformation de la relation client, ce qui lui a permis d’élargir l’objet de sa recherche. Les collaborateurs AXA étaient impliqués dans la réflexion, elle a elle-même intégré « ce mouvement » et trouvé sa place dans l’équipe. Elle a ainsi pu réaliser son enquête, puisqu’elle rappelle qu’il s’agit avant tout d’être immergée, pour comprendre les pratiques et pour explorer les représentations des personnes impliquées sur le terrain.
De son côté, Jean Prévost (directeur règlements non auto, AXA), a accueilli Marie-Laure Cuisance, comme un « profil » qui apporte de la valeur ajoutée. Le profil de « presque consultante » de la doctorante, qui précise dès son arrivée qu’elle a « du temps » (thèse CIFRE de trois ans), était donc apprécié dans une logique de valeur ajoutée ; il a fallu toutefois créer et « trouver une confiance, qu’on sente les intérêts réciproques ». Cela s’est traduit en proposant à Marie-Laure Cuisance un terrain d’observation, dans lequel elle a pu être acteur. Elle s’est donc immiscée dans les sujets en cours (sur le multiculturel, la qualité de service, la relation clients…) auxquels elle a apporté de la valeur ajoutée par sa contribution.
Pour lui, l’anthropologue doit être attiré par les gens, les différences : Marie-Laure Cuisance a démontré dans ses relations avec des personnes d’environnements différents (techniciens, équipes projets, régions, etc.) ses capacités d’adaptation et intégration. Elle a eu l’occasion d’apporter du conseil ou un « œil différent » à ceux qui prennent les décisions.
Marie-Laure Cuisance précise que l’observation participante a permis de réconcilier les deux temporalités, celle de l’entreprise et celle de la recherche : il a fallu trouver – comme pour tout terrain – une distance naturelle et un équilibre. L’anthropologie permet de faire le lien entre les différents acteurs de l’entreprise. La forme narrative (au-delà des chiffres et des anecdotes), plus explicative, est un autre outil que l’anthropologue peut mettre à disposition du décideur.
Thaïs Mosquet (chargée de mission, Nustriset, département des opérations) explique pourquoi Nutriset, qui invente et produit des solutions nutritionnelles, a choisi de développer l’anthropologie en son sein. Depuis peu, Nutriset développe des solutions de prévention de la malnutrition chronique qui ne nécessitent pas de supervision médicale. Dans l’objectif d’accroître la couverture de ces produits, Nutriset est amené à développer de nouveaux réseaux de distribution, privés et marchands. L’anthropologie permet d’accéder aux informations sur les pratiques alimentaires des populations cibles. Le besoin est donc né d’un besoin de compétences en internepour approfondir ces connaissances. Par exemple, Nutriset connaît très peu le terrain bolivien où travaille Amélie Aubert (CIFRE Nutriset).
Amélie Aubert a été contactée après son master et s’est vue proposer ce projet de recherche pour une thèse financée par une convention CIFRE avec Nutriset.Pour elle (doctorante en anthropologie), son rôle est « d’apporter des connaissances » sur les pratiques alimentaires de la femme enceinte et du jeune enfant en Bolivie : elle effectue un travail de documentation mais participe également de l’incorporation des SHS dans l’entreprise à travers l’animation mensuelle d’un « café anthropo » où elle présente des travaux en lien avec le mandat de Nutriset, ou des réflexions sur l’apport des SHS pour l’entreprise, discutés entre tous. Par ailleurs, elle tient un carnet de bord hebdomadaire, partagé avec deux opérationnelles de l’entreprise pour suivre l’avancée du travail de recherche et pour que l’entreprise puisse s’approprier le travail et les données. Il donne lieu à de nombreux échanges et les données que l’entreprise y trouve peuvent être réappropriées sans attendre la fin de la thèse.
Onyx Développement fonctionne comme une holding en Afrique où se développe dans plusieurs pays la production du produit phare de Nutriset Plumpynut ; c’est aussi une entreprise d’incubation et de prospective qui dispose de son propre laboratoire des sciences de l’alimentation, dédié aux aliments du futur, et une entreprise d’incubation de projets pilotes (dont la création d’une enseigne de distribution au Burkina Faso). PourLaetitia Raginel (directrice du Développement), la relation entre l’anthropologie et l’innovation se trouve dans « l’espace de liberté » qu’offre Onyx Développement àRaphaëlle Héron (doctorante en Cifre). Pour cette petite équipe qui travaille sur des projets d’incubation et de prospective en amont et en aval de la transformation agroalimentaire, ce qui importe, c’est que l’innovation et l’humain restent au cœur de l’entreprise, pour servir son mandat : l’alimentation de qualité pour tous. Pour y contribuer, ce que l’entreprise attend de Raphaëlle Héron, c’est un « regard plus large, avec moins de postulats, sur les pratiques alimentaires » : « nous attendons des retours de terrain réguliers, mais on laisse la liberté de recherche jusqu’à la fin de la thèse ». L’accès aux données de l’anthropologue est perçu comme nécessaire. Elle remet des livrables intermédiaires (videos, compte-rendu d’entretien, etc.) qui nourrissent la réflexion des ingénieurs qui en font une traduction opérationnelle.
Dans sa thèse Raphaëlle Héron, ingénieure en agrodéveloppement et titulaire de deux Master de sociologie (développement et alimentation), analyse les comportements alimentaires des citadins de Ouagadougou au Burkina Faso et les fonctions sociales et identitaires des produits. Apparaissent de nouvelles formes d’alimentation pour les célibataires urbains qui ne cuisinent pas, mais aussi de nouvelles manières de conserver des aliments saisonniers tels les chenilles de karité ou autres insectes. Ces données sur les comportements des consommateurs sont importantes pour que l’entreprise puisse adapter ses produits, ses recettes, ses formes de commercialisation.
La recherche académique et la recherche appliquée sont complémentaires :pour Sophie Bouly de Lesdain, « la connaissance opérationnelle nourrit la recherche fondamentale et inversement » : la recherche en entreprise avec ses objectifs économiques et environnementaux est utile à différents niveaux ; Charles-Edouard de Suremain souligne qu’il faut distinguer, dans l’appropriation du travail de l’anthropologue,l’utilisation de l’instrumentalisation. Avec l’entreprise, l’anthropologue entre dans des processus, ensemble, ils co-construisent, co-produisent. Aujourd’hui, les anthropologues du monde académique sont sollicités par le monde public et privé. La plupart des demandes viennent de l’entreprise et du privé.
Les échanges qui ont suivi avec la salle ont permis de préciser la manière dont les anthropologues travaillent et sont perçus au sein même de l’entreprise qui les emploie. Pour Charles-Edouard de Suremain, l’ethnologue qui travaille pour l’entreprise fait aussi de l’anthropologie de l’entreprise ; il détecte des problèmes, pointe des choses que d’autres n’ont pas perçues. Pour faire une enquête anthropologique, telle qu’a pu la faire Marie-Laure Cuisance, il faut avoir une place dans une équipe très opérationnelle et aussi, pour garder la distance, savoir quitter le terrain. Enfin, outre les outils de l’ethnologue, le passage à l’écriture permet le recul, la mise à distance et l’approfondissement de l’analyse. Cette question de la distance dans l’observation participante se pose de la même manière sur tous les terrains. En cela, l’entreprise est un objet ou un terrain comme un autre.
Des entreprises reconnaissent les compétences des anthropologues : des postes se créent pour eux. Si beaucoup d’anthropologues doivent se présenter auprès des clients de leur entreprise comme des consultants, en taisant leur spécificité, dans d’autres organisations, ils sont attendus. « Dans l’entreprise, je suis anthropologue, dit Sophie Bouly de Lesdain. L’intérêt pour l’entreprise de me mettre sur un projet, c’est cette particularité, d’être anthropologue : quelqu’un d’anthropologue de formation, qui va aussi pouvoir nouer des contacts locaux avec des anthropologues locaux, qui connaissent bien le territoire et qui va pouvoir piloter le projet, moi-même je fais du terrain parce que j’ai la connaissance de l’anthropologie de l’électricité que n’ont pas nécessairement les anthropologues locaux. ».
Deux doctorantes mentionnent avoir eu « des réticences » à engager leur thèse avec des entreprises. Cela rend compte d’une croyance plus globale des anthropologues français qui peinent à s’engager en dehors du secteur académique et public. Elle admettent avoir eu des difficultés à se présenter « en contrat » avec une entreprise durant leur enquête, et l’une d’elle n’informe pas ses interlocuteurs du mode de financement de sa thèse, estimant que cela n’a pas d’intérêt pour eux.
Pour Charles-Edouard de Suremain, si la littérature sur l’anthropologie de l’entreprise est très pauvre, l’entreprise peut être vue comme une microsociété par l’anthropologue. Il peut parfaitement s’y retrouver, à condition d’obtenir le droit d’entrée nécessaire et suffisant, dans une relation de confiance.
A l’issue de la table-ronde, qui a rassemblé 45 personnes, principalement entrepreneurs et consultants, mais aussi étudiants, un cocktail a été servi. Cette manifestation a permis aux entrepreneurs de connaître la discipline, mais aussi de se rendre compte de l’apport qu’elle peut avoir dans les processus d’innovation.
Retrouvez l’article original sur le blog de l’atelier de recherche « L’ethnologue dans l’entreprise«